Mooshegh Abrahamian Rubrique

La nouvelle diplomatie impériale


HALLUCINANT ! Incroyable mais vrai !
C’est par un coup médiatique mûrement réfléchi qu’Erdogan s’émancipe de la tutelle américaine. Au passage, il donne des leçons d’humanité à la terre entière - c’est un comble- et met en évidence l’hypocrisie et l’inertie occidentales à Gaza. L’Occident doit piteusement reconnaître le bien-fondé de la demande turque de levée du blocus de Gaza et d’enquête internationale après l’abordage meurtrier du Mavi Marmara. La Turquie en ressort grandie aux yeux de la rue arabe et même de l’opinion publique internationale. Les dirigeants de l’AKP ont compris depuis belle lurette que les puissances occidentales n’avaient rien à leur refuser : rien sur le problème kurde, rien sur Chypre, rien sur la question arménienne, rien sur les subventions et les prêts avantageux quand dans le même temps on laissait sombrer l’Argentine. Le camouflet qu’ils ont infligé à la coalition occidentale lors de la 2e guerre d’Irak en lui refusant le passage n’a pas entamé la complaisance à leur égard. Puis ce fut la prise de distance graduelle vis-à-vis d’Israël avec l’incident de Davos, à la faveur de la guerre de Gaza (début 2009), ainsi que le refus de s’associer aux sanctions contre l’Iran y compris au Conseil de Sécurité de l’ONU.
Sur le plan intérieur, Erdogan se donne de l’air vis-à-vis de l’armée. La doctrine militaire n’est plus dictée par les USA et les pachas sont obligés d’entériner la rupture avec Israël. L’opposition CHP, MHP soutient unanimement le 1er ministre dans sa croisade contre Israël !!
Les tentatives de dissolution de l’AKP ayant échoué, les forces occultes issues de l’Etat profond ne seraient-elles pas déjà à l’œuvre (avec l’appui de certains services secrets) pour déstabiliser le régime selon un plan que l’affaire Ergenekon a révélé ? Les USA et Israël n’ont-ils pas décidé secrètement le renversement de ce régime ? Les récents attentats visant l’armée et la police sont-ils vraiment le fait du PKK ou d’Al Qaïda et pourquoi ce dernier viserait-il la Turquie ?
En acceptant de s’asseoir à la table d’un Etat négationniste sans contrepartie visible ou avouable, Serj Sarkissian contribue grandement à rétablir l’honorabilité de la Turquie. L’hypothèque arménienne est levée SANS AUCUNE CONCESSION. Utilisant sa duplicité habituelle, la Turquie reconstitue aussitôt l’entente pan-touranienne en exigeant le retrait arménien du Karabagh comme contrepartie à l’établissement de relations diplomatiques et à l’ouverture des frontières.
La diplomatie turque peut désormais se déployer tous azimuts.
Elle dispute à l’Iran le leadership musulman, oblige l’Egypte à ouvrir sa frontière avec Gaza, établit une zone de libre-échange avec la Syrie, le Liban et l’Irak, discute de l’Arménie avec Moscou, donne des gages à l’Iran à propos du nucléaire, témoigne même de sa solidarité avec Papaandréou lors de la crise grecque !
Dans le même temps, le jeu de dominos affecte les relations de Moscou avec l’Iran. Poutine et Medvedev s’associent « pleinement » aux sanctions occidentales et refusent de vendre les très stratégiques missiles S300....en échange de l’acceptation par Sarkozy et malgré l’opposition des USA... et de la Géorgie, de vendre à la Russie les navires de commandement Mistral, à haute valeur technologique ajoutée.
Voilà donc confortée l’hypothèse que j’avais évoquée dans « un Yalta Caucasien » (voir Armenews) : une nouvelle frontière « de zones d’influence » est en train de se dessiner.
La Géorgie et l’Ukraine sont désormais dans la zone d’influence russe (les jours du chauvin Saakachvili sont comptés) et l’Occident a les mains libres face à l’Iran.
Dans cette redistribution des cartes, l’environnement géopolitique est de plus en plus menaçant pour l’Arménie.
Elle ne peut espérer une reconnaissance du génocide : trop d’intérêts sont en jeu pour donner envie à l’Occident et à Israël de jeter de l’huile sur le feu.
De quel poids pèsera l’Arménie pour la Russie au regard du rapprochement politique et du développement des échanges économiques avec la Turquie ainsi que des échanges énergétiques avec l’Azerbaïdjan ?
L’isolement définitif de l’Iran fait de ce pays une cible potentielle. Or, mise à part la Géorgie et son instabilité chronique, l’Iran constitue le seul poumon économique de l’Arménie...
La Turquie ne cache guère ses ambitions : une fois l’Iran neutralisé, elle se voit bien prendre pied au Nakhidjevan (des liaisons aériennes sont prévues) et « régler » à sa façon la question du Karabagh et à terme la question arménienne, c’est-à-dire empêcher la pérennisation d’un Etat arménien viable du point de vue économique et sécuritaire.
Cette nouvelle situation n’affecte guère les autorités arméniennes attentives à leurs seuls intérêts personnels. Les négociations engagées avec le groupe de Minsk sont inacceptables. Le Karabagh et les territoires libérés ne sont pas négociables. Il ne peut y avoir négociation avec un Etat négationniste.
Dans cette partie où se joue une fois de plus le sort de la nation, les diasporas ont-elles conscience du danger imminent qui guette l’Arménie et du rôle décisif qu’elles sont appelées à jouer pour le salut commun ? Les handicaps que représentent leur infinie dispersion, le repli sur soi, les intérêts de boutique toujours à l’œuvre au détriment de l’intérêt général, et, pire que tout, la dilution de l’arménité, pourront-ils être surmontés ?
Il y va de la survie de l’Arménie. Et avec elle, du peuple arménien.
Sarrians le 12 juin 2010
Mooshegh Abrahamian

par le mercredi 16 juin 2010
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