La reconnaissance du génocide arménien, préalable à l’adhésion de la Turquie Le point de vue de Pierre Moscovici
Le 3 octobre 2005, les 25 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne et la Turquie ont décidé d’ouvrir des négociations en vue de l’adhésion de ce pays à l’UE. J’ai déjà déclaré à plusieurs reprises que j’étais favorable au démarrage de ces négociations et à l’entrée de la Turquie dans l’Union si celles-ci aboutissent. Je salue donc cette décision.
Mais je suis, depuis une dizaine d’années, un partisan raisonné et conditionnel de l’adhésion turque : ce processus devra respecter plusieurs étapes et les négociations seront plus rigoureuses encore que pour les pays de l’Est. La Turquie, en particulier, devra se conformer strictement aux critères contenus dans la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE. Elle devra écarter définitivement et complètement l’armée du champ du pouvoir, mieux respecter les droits de l’homme, garantir le respect des minorités, au premier chef des Kurdes, assurer le bon fonctionnement de l’Etat de droit, mettre en œuvre l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, aujourd’hui menacée, et enfin reconnaître le génocide arménien.
C’est le sens des deux amendements que j’ai déposés avec d’autres députés européens socialistes français (notamment Harlem Désir, Marie-Arlette Carlotti et Martine Roure) lors du vote d’une résolution commune du Parlement européen sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne le 28 septembre 2005. Je suis fier et heureux que ceux-ci aient été adoptés par la majorité des députés, car leur adoption montre l’importance que le Parlement européen attache à la reconnaissance du génocide arménien. Celle-ci est désormais affirmée par le Parlement européen comme préalable à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Il n’y a jamais eu, à ma connaissance, d’affirmation aussi forte de cette préoccupation au sein d’une institution européenne.
Les opinions publiques de plusieurs pays se sont montrées sceptiques quant à l’adhésion d’un grand pays comme la Turquie, parce qu’il est situé aux confins de l’Europe, que sa population est très majoritairement musulmane, et que sa situation socio-économique est largement inférieure à la moyenne européenne. Mais il ne faut pas oublier que l’adhésion de la Turquie ne sera pas possible avant 10 ans au plus tôt. Or d’ici là, l’UE comptera au moins 27 membres (avec la Roumanie, la Bulgarie) et sera en train d’étudier le statut des pays des Balkans. Si tout va bien, les adaptations constitutionnelles nécessaires seront en place et les politiques régionales et agricoles auront été adaptées. Entre-temps, la Turquie aura également approfondi ses réformes et l’ouverture des négociations aura donné un coup d’accélérateur à l’économie turque.
Nous serons donc, je l’espère, face à un pays profondément transformé, et qui l’aura été dans la perspective d’une adhésion à l’Union européenne. Je préfère, enfin, une Turquie laïque et démocratique en Europe, porte vers l’Orient et avocate du dialogue entre les civilisations, une Turquie capable de montrer que l’islam a toute sa place en Europe, à une Turquie islamiste et radicalisée hors de l’Union. C’est cet argument stratégique qui emporte en définitive ma position.
Pour aboutir, il faudra une profonde transformation de la société turque, que celle-ci n’est peut-être pas prête à accepter. Les Turcs doivent donc être conscients que l’ouverture des négociations ne signifie pas automatiquement qu’elles connaîtront une conclusion positive. Celles-ci seront longues, exigeantes et la Turquie devra poursuivre son processus de réforme, sans quoi les uns ou les autres pourraient être amenés à constater que cette adhésion n’est ni possible ni souhaitable.
C’est parce que je suis favorable à l’adhésion de la Turquie que je me sens particulièrement à l’aise pour mettre en garde ses dirigeants : la reconnaissance du génocide arménien n’est pas une question anecdotique, une question parmi d’autres. Il s’agit vraiment, pour moi, d’un préalable, d’un « sine qua non ». Il est en effet impossible d’accepter dans l’Union un pays qui n’aurait pas fait le clair sur son histoire, qui s’enfermerait dans la négation du génocide de 1,5 million d’Arméniens, qui s’entêterait dans les poursuites judiciaires contre ceux qui osent évoquer cette vérité, qui s’enfermerait dans un mensonge d’État. Quelles que soient mes responsabilités dans les années qui viennent, je défendrai cette position. Je suis persuadé que l’adhésion de la Turquie est d’intérêt commun à ce pays, à l’Union, mais aussi à l’Arménie et aux Arméniens. Elle seule peut lever ce terrible non-dit, elle seule peut améliorer durablement les relations entre la Turquie et l’Arménie, elle seule peut ouvrir la voie d’une vocation européenne de celle-ci. Que chacun, par-delà le ressentiment légitime, réfléchisse à cet avenir partagé. Oui, je souhaite l’entrée de la Turquie dans l’Union, mais je ne l’accepterai pas si le déni de l’histoire en est le prix.
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Pierre Moscovici est député européen PS et viceprésident du Parlement européen