L’Europe confinée, l’Arménie assiégée… Cherchez l’erreur, trouvez l’horreur !
Etat d’urgence, couvre-feu, confinement… Telle est la réalité, martiale, que vit actuellement, et pour une durée indéterminée, l’ensemble de l’Europe, frappée de plein fouet par une nouvelle vague de la pandémie de coronavirus qui la plonge dans une incertitude plus inquiétante encore qu’en mars. Face aux nouveaux assauts du covid19, d’une brutalité et d’une ampleur inattendues, l’Europe déploie, à des degrés divers selon les pays, un arsenal de mesures drastiques et des stratégies se réclamant ouvertement de l’art de la guerre, en vue de parer les coups portés par cet ennemi présenté comme sournois, car non encore pleinement identifié, et d’en limiter la capacité de nuisance sur des populations sans autre défense que leurs masques et gestes barrières, dans l’attente de la découverte d’une arme fatale, ce vaccin encore au stade expérimental, à même de le neutraliser.
Aux portes orientales de l’Europe, au sud de cette chaîne du Caucase qui dessine sa frontière naturelle avec l’Asie, c’est un déluge de feu qui s’abat sur les Arméniens du Haut Karabagh et menace l’Arménie, qu’aucun couvre-feu ni aucun confinement ne semblent pouvoir endiguer ; à l’état d’urgence, dont venait de s’extraire l’Arménie à la mi-septembre après des mois d’une pandémie qui l’a durement frappée, s’est substituée depuis le 27 septembre, jour de l’offensive massive lancée par les forces turco-azéries contre les Arméniens du Karabagh, la loi martiale. Et la guerre contre le coronavirus, qui semblait enregistrer ses premiers succès en Arménie, a été rattrapée par la guerre, la vraie, menée par des hommes contre d’autres hommes, au risque de l’occulter et donc, d’en augmenter les ravages.
Car le virus contre lequel l’humanité bataille ne peut que prospérer dans le chaos provoqué par la guerre ; pour filer la métaphore guerrière - encore que comparaison ne soit pas raison !-, c’est un ennemi qui se joue des frontières, ne baisse pas les armes, ne négocie pas et ignore les trêves, mais on ne peut espérer lui faire entendre raison, contrairement aux chefs d’Etats ou organisations déployant leurs forces armées sur quelque champ de bataille. En principe ! C’est d’ailleurs sans grande conviction que le 23 mars, le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres, en appelait à la raison de tous les belligérants du monde, qu’il s’agisse d’Etats ou d’organisations armées, pour qu’ils observent une trêve durable de sorte que la planète puisse lutter plus efficacement contre une pandémie dont on savait fort bien alors qu’elle n’en était qu’à ses débuts. Cet appel avait recueilli des dizaines de signatures, et s’il n’avait aucun caractère contraignant, les contraintes liées à une situation de pandémie ont parfois suffi pour qu’il soit suivi d’effets, au Yémen par exemple. Mais au Sud Caucase, l’appel d’A. Guterres, auquel avaient pourtant souscrit fin avril l’Azerbaïdjan et l’Arménie, sera délibérément étouffé quelques mois plus tard par le fracas des armes, brandies par le président azéri Ilham Aliev et son mentor, un président turc Erdogan grisé par ses aventures militaires au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale, et dont renverra l’écho une série d’attaques perpétrées par des francs-tireurs du djihadisme qui reprenaient du service, au cœur de l’Europe, et particulièrement en France, en première ligne sur le front du covid comme sur celui du terrorisme islamiste.
Comment s’en étonner ? Il fallait être naïf pour croire qu’une pandémie, aussi dévastatrice soit-elle, pourrait réfréner les pulsions guerrières et meurtrières, auxquelles elle fournit bien plutôt un terreau propice pour s’exprimer. Et c’est justement cette crise mondiale d’une ampleur inédite à tous égards, sanitaire, économique, sociale, causée par une pandémie qui n’épargne aucun pays de la planète, qu’ont mise à profit l’Azerbaïdjan et son allié turc pour lancer une offensive majeure contre les Arméniens du Karabagh et tenter de régler par les armes un conflit en attente d’un règlement, que s’emploient à négocier depuis trois décennies les médiateurs français, russe et américain du Groupe de Minsk de l’OSCE. Si ce « virus rend fou » - pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Bernard Henri Lévy au service d’une toute autre problématique par ailleurs-, il faut croire que la Turquie comme l’Azerbaïdjan sont bien plus gravement affectés que ne le montrent leurs statistiques officielles ! Il faut être « fou », dénué de raison et de sens moral en effet pour se lancer dans une telle guerre dans un contexte international aussi délétère. Tout du moins faire preuve d’un cynisme consommé, dont les dirigeants de ces pays ont déjà montré il est vrai à maintes occasions, qu’ils n’en manquaient pas…
Sans doute les stratèges azéris et leurs instructeurs turcs n’ont-ils pas établi leur agenda militaire en fonction de la seule pandémie. Mais celle-ci sert de toute évidence l’appétit de conquête de ce pandémonium sur lequel règne Erdogan, ne serait-ce qu’en limitant les capacités de réaction de la communauté internationale, qui doit composer avec un virus qui a paralysé partiellement l’activité de la planète. Comment expliquer, pourtant, que les grands acteurs de la communauté internationale, à commencer par les puissances médiatrices en charge du processus de règlement du conflit du Karabagh, aient relégué à l’arrière-plan la question, jugée prioritaire à l’échelle planétaire, de la « guerre » contre la pandémie dans leurs efforts pour mettre un terme aux combats que l’Azerbaïdjan et son allié turc ont déclenchés en toute connaissance de cause, ajoutant la guerre à la guerre, ou plutôt, en affaiblissant un front en en ouvrant un autre ?
Peut-être cette guerre, d’un autre âge dit-on, en tout cas d’un âge d’avant le covid, conforte-t-elle certains dans le sentiment, presque réconfortant, que malgré la pandémie, l’histoire suit son cours, aussi tumultueux et tragique soit-il, et ce n’est pas D.Trump, qui déploie tous ses efforts pour en minorer l’importance, qui dira le contraire ! Mais les Arméniens, survivants d’un génocide perpétré par les Turcs ottomans il y a 105 ans, devraient-ils être aujourd’hui les victimes expiatoires d’un présent dont on voudrait nier la réalité oppressante et macabre ? Laissera-t-on les Turcs les sacrifier sur l’autel d’une illusoire survivance du monde d’avant, et tenter de les éliminer encore à la faveur d’une guerre mondiale, contre une épidémie cette fois, comme ils le firent en 1915 sous le couvert de la Première guerre mondiale ? L’Azerbaïdjan et la Turquie se trompent de guerre, et il serait temps que la communauté internationale leur fasse clairement comprendre que la lutte contre la pandémie est l’affaire de tous et qu’elle ne saurait en aucun cas être mise au service de quelque opération militaire.
L’Europe se reconfine derrière ses frontières, ses Etats membres derrière les leurs, leurs habitants se retranchent dans les régions et les villes, où ils voient leurs déplacements limités à un périmètre d’un km, comme c’est le cas en France, et la distanciation sociale, entre autres mesures préconisées pour lutter contre le covid a dressé des frontières jusque dans la sphère privée, entre individus. Et en raison de l’état d’urgence sanitaire, qui interdit les rassemblements, les manifestations des Arméniens et de leurs amis, qui s’étaient réunis massivement à plusieurs reprises en octobre à Paris et dans d’autres villes de France et d’Europe, malgré la menace virale, pour dénoncer l’agression turco-azérie, n’auront plus droit de cité. Leur mobilisation est pourtant plus que jamais nécessaire. Car pendant ce temps, les Arméniens, au Karabagh et désormais aussi en Arménie, se retranchent derrière leurs frontières, les défendant farouchement contre les assauts des forces de Bakou, soutenues par Ankara qui leur a envoyé en renforts des mercenaires djihadistes recrutés en Syrie et en Libye, tout en luttant sur un autre front contre cet ennemi intérieur qu’est le covid, qui a profité de la guerre pour se propager. Les hôpitaux arméniens risquent d’être saturés, entre les blessés de guerre et les patients covid, toujours plus nombreux en raison d’un relâchement de la vigilance bien compréhensible dans l’urgence de la guerre et le chaos qu’elle entraîne. Et la situation sanitaire ne devrait pas être bien meilleure à cet égard en Azerbaïdjan, mais le clan Aliev au pouvoir ne semble guère s’en soucier.
Si en Arménie, la population a pu baisser la garde face à la pandémie sous la pression d’une autre guerre qui engage sa survie en tant que nation et sa liberté, en Europe, nombre de citoyens expriment leur grogne à l’annonce de mesures jugées liberticides, censées protéger la population de ce coronavirus auquel le président Macron avait « déclaré la guerre » dès le mois de mars. Par une cruelle ironie, l’Europe, confinée derrière ses frontières, a été elle aussi rattrapée par une autre guerre, celle que lui livrent des djihadistes qui ont frappé la France à plusieurs reprises en octobre et tout récemment encore l’Autriche. Est-ce vraiment une coïncidence, alors que l’Europe, et plus particulièrement la France, sont la cible d’une violente campagne orchestrée par Erdogan, qui désigne les Français « islamophobes » à la vindicte du monde musulman ? Les dirigeants européens ont eu des mots très forts pour condamner ces attaques terroristes et annoncer des mesures sécuritaires radicales en vue d’éradiquer cette nébuleuse djihadiste et leurs commanditaires. On aurait aimé qu’ils fassent preuve de la même fermeté pour condamner et faire cesser les opérations militaires de l’Azerbaïdjan et de son allié turc aux portes de l’Europe, où les Arméniens luttent aussi, en pleine pandémie, contre des djihadistes dont les commanditaires sont bien connus.
Garo Ulubeyan
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