Sortir du deuil pour se reconstruire et reconstruire
Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel :
un temps pour donner la vie, et un temps pour mourir …
Un temps pour tuer, et un temps pour guérir ;
un temps pour détruire et un temps pour construire.
Un temps pour pleurer, et un temps pour rire...
Livre de l’Ecclésiaste (chapitre 3, 1-4)
Depuis maintenant plus d’un an, depuis Erevan jusqu’à la plus petite communauté diasporique, l’ensemble du peuple arménien porte le deuil de Chouchi, d’une grande partie de l’Artsakh et surtout de quatre-mille de ses enfants, militaires et civils, hommes, femmes et même enfants.
Nous le savons, les Arméniens sont réputés pour leur grand respect pour les défunts. Certains vont même jusqu’à parler d’un véritable « culte des morts ». Il suffit d’ouvrir et de feuilleter le Rituel de l’Église arménienne, le livre appelé Մաշտոց [Machdots] pour réaliser la place qu’y occupent une dizaine d’offices dédiés aux obsèques et à la mémoire de « Ceux qui se sont endormis » [ՆՆջեցեալք]. Alors que le reste du monde chrétien se contente d’une seule et unique « Journée des défunts », le 2 novembre, l’Église arménienne propose annuellement à ses fidèles cinq jours de commémoration des défunts [Մեռելոց] au lendemain des cinq grandes fêtes dites « du Tabernacle » [Տաղաւար տօներ] de son calendrier liturgique.
Une Arménie entre deuil et joie
A la veille de la commémoration du 30e anniversaire de l’Indépendance de l’Arménie et de la proclamation de la nouvelle République, une vive polémique largement entretenue par les partis d’opposition s’est développée en Arménie.
Etait-il concevable de fêter cet anniversaire alors que l’Arménie avait été vaincue au terme de l’agression turco-azerbaïdjanaise de septembre 2020, que sa souveraineté était violée par l’occupation de plusieurs points de son territoire et que la date-anniversaire de la mort [Տարելից] des militaires tombés lors des combats n’avait pas encore été honorée.
Evoquant ce débat, un analyste politique d’Arménie pointait une propension selon lui profondément ancrée dans notre mentalité collective « à nous complaire dans le deuil ». Il avait ces mots sans doute excessifs, mais pas complètement infondés : « Donnez aux Arméniens une catastrophe et ils en feront une fête ». Ce propos m’a immédiatement renvoyé aux « 24 avril » de mon enfance que l’on qualifiait alors de Ազգային սգատօն [Azkaïn skadon], expression que l’on peut traduire par « Fête du Deuil national ». L’apposition de ces deux termes antinomiques suffit pour illustrer par elle-même le paradoxe de la situation. Faut-il le rappeler ? Ce n’est qu’en 1965, à l’occasion du cinquantenaire du Génocide, que nous avons réussi à nous extirper de notre deuil collectif pour entrer dans le combat.
Je me suis également remémoré à cette occasion un propos que l’on attribue à Sergey Paradajanov interrogé sur la raison de son désir d’être enterré en Arménie alors qu’il était né en diaspora et qu’il avait passé la quasi-totalité de sa vie à l’étranger. Le célèbre cinéaste aurait répondu « parce qu’il y deux choses que les Arméniens font très bien : le dolma et enterrer leurs morts ». C’est effectivement une bonne chose que nous sachions bien préparer le dolma et « bien enterrer nos morts », mais durant mon enfance j’ai aussi souvent entendu mes grands parents survivant du Génocide, eux qui avaient vu leurs proches et des milliers de leurs compatriotes assassinés, déclarer : » Մեռելներուն հետ պիտի չմեռնիս » [il ne faut pas mourir avec les morts].
Survivre à la mort,
Sortir du deuil pour se reconstruire et reconstruire.
Comme tout arménien, j’éprouve un profond respect pour les milliers de nos compatriotes qui sont morts au combat face à des forces supérieures en nombre, en férocité et en armement, mais sûrement pas en vaillance. Je n’ai pas honte de le dire, j’ai pleuré au sens littéral du terme pour eux et leurs parents et je prie pour eux. Nous avons aujourd’hui beaucoup à faire pour tenter de consoler et porter assistance à leurs familles et à tous les blessés dont la vie a été brisée par cette guerre aussi cruelle qu’inégale.
Le 27 septembre, des cérémonies d’hommage ont eu lieu dans tous les cimetières d’Arménie et en particulier à la grande nécropole militaire de Yéraplour. Cela s’imposait. Nous avons cependant constaté que ni le Catholicos, ni un représentant de Saint-Siège d’Etchmiadzine n’y avait participé aux côtés des autorités civiles du pays. Curieusement, le Gouvernement et l’Eglise sont restés muets sur ce sujet.
Quelques jours plus tôt, le 30e anniversaire de l’indépendance de l’Arménie avait été dignement mais sobrement commémoré sur la place de la République à Erevan. Il l’a été par le gouvernement au grand complet, mais là aussi en l’absence de l’ensemble des forces d’opposition et de l’Eglise.
Je suis de ceux qui pensent que cet anniversaire devait être dignement commémoré, sans pour autant être « fêté ». Pour ma part, je n’ai qu’un regret, qu’il n’y ait pas eu de défilé militaire qui rende hommage aux combattants des deux guerres d’Artsakh et qui commémore cet anniversaire historique. Si les raisons invoquées par l’opposition à cette occasion avaient été retenues en 1919, jamais le grand défilé militaire de l’anniversaire de la première indépendance n’aurait eu lieu car l’Arménie pleurait alors des dizaines de milliers de victimes et sa souveraineté était d’un virtuel absolu. Pourtant, cette parade a fait le plus grand bien aux Arméniens de l’époque et nous nous en souvenons tous comme d’un grand moment de notre histoire contemporaine.
Je regrette aussi des propos honteux que l’on a pu lire à cette occasion dans la presse d’Arménie, propos qui accusaient les autorités de l’Etat d’être des « ennemies de la religion et de l’Eglise » et qui se terminaient par cette phrase nauséabonde : « Ce comportement [de l’Etat] n’est-il pas aussi la raison pour laquelle Dieu a tourné le dos aux autorités en place de la République d’Arménie et leur a envoyé tant d’épreuves » [Իսկ գուցե նաեւ այս պահվա՞ծքն է պատճառը, որ Աստված երես է թեքել ՀՀ գործող իշխանություններից եւ նրանց այսքան փորձություններ է ուղարկում - ( Հրապարակ օրաթերթ/ quotidien Hrabarag du 21 septembre 2021]. Quelle vision misérable des choses, et surtout du rapport que Dieu entretiendrait avec nous ! Qui a été « puni » par ce Dieu haineux et revanchard, Pachinyan, ou l’ensemble du peuple arménien ? Dieu nous en voudrait-il à ce point ? Dans ce cas, qu’avions nous fait pour mériter la grande épreuve de 1915 ? Et qui étaient alors les responsables de ce courroux et du « châtiment divin » qui a suivi ? Je remarque que ce texte ne portait aucune signature et qu’il n’était pas non plus présenté comme la ligne éditoriale du journal. Qui donc était son auteur ? Quelles étaient ses intentions ? Voilà qui en dit long sur une certaine presse en Arménie et dont on peine à comprendre les objectifs.
La Bible qui est l’un des textes fondateurs de notre culture comporte d’innombrables récits de catastrophes, de guerres dévastatrices, de massacres et de nombreux passages d’une noirceur extrême inspirant le pessimisme et le découragement. Mais il en compte aussi de nombreux autres qui peuvent être source d’inspiration pour sortir du deuil, pour se reconstruire, pour pouvoir ensuite reconstruire ce qui a été détruit.
J’ai découvert il y a peu de temps le texte suivant que je nous propose de méditer. Il s’agit du deuxième chapitre du livre du prophète Aggée qui pourrait nous inspirer dans nos réflexions et nos actes à venir. Au 6e siècle avant notre ère, ce livre a contribué à la mobilisation morale de la communauté juive appelée, après son exil à Babylone, à reconstruire le temple de Jérusalem détruit par le roi Nabuchodonosor.
« Le vingt et unième jour du septième mois, la parole de l’Éternel se révéla par Aggée, le prophète, en ces mots :
2 Parle à Zorobabel, fils de Schealthiel, gouverneur de Juda, à Josué, fils de Jotsadak, le souverain sacrificateur et au reste du peuple, et dis-leur : Quel est parmi vous le survivant qui ait vu cette maison dans sa gloire première ? Et comment la voyez-vous maintenant ? Telle qu’elle est, ne paraît-elle pas comme rien à vos yeux ?
4 Maintenant fortifie-toi, Zorobabel ! dit l’Éternel.
Fortifie-toi, Josué, fils de Jotsadak, souverain sacrificateur !
Fortifie-toi, peuple entier du pays ! dit l’Éternel.
Et travaillez ! car je suis avec vous, dit l’Éternel des armées.
5 Je reste fidèle à l’alliance que j’ai faite avec vous quand vous sortîtes de l’Égypte,
et mon esprit est au milieu de vous ; Ne craignez pas !
6 Car ainsi parle l’Éternel des armées : encore un peu de temps, et j’ébranlerai les cieux et la terre, la mer et le sec.
7 J’ébranlerai toutes les nations, les trésors de toutes les nations viendront,
et je remplirai de gloire cette maison, dit l’Éternel des armées.
8 L’argent est à moi, et l’or est à moi, dit l’Éternel des armées.
9 La gloire de cette dernière maison sera plus grande que celle de la première, dit l’Éternel des armées,
Et c’est dans ce lieu que je donnerai la paix, dit l’Éternel des armées ».
Il suffirait de changer quelques noms de ce texte pour l’adapter à notre situation et ainsi nourrir notre réflexion. Ով լսելու ականջ ունի, թող լսԷ » [Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende … St Mathieu. 13,9]
Entretenir l’espoir
En 1943, l’archevêque Karékine Hovsépyan - originaire du Karabagh - qui avait participé aux combats de Kars et de Sardarabad, qui avait été condamné à l’exil pour échapper à la répression stalinienne, était élu Catholicos de la Grande Maison de Cilicie. Agé de 76 ans, quittant les Etats-Unis pour rejoindre son siège au Liban, il déclarait au moment d’embarquer : « Գործ կայ, կայ ու կայ » que l’on pourrait traduire : « Du travail ? il y en a, il y en aura encore et toujours ! ».
Ce message est aujourd’hui d’une grande actualité.
La tâche qui nous attend tous est immense.
Retroussons nos manches et mettons nous au travail.
Il y a du travail pour tous, et pendant des années.
Issy Les Moulineaux le 08 octobre 2021
Sahag Sukiasyan
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